Rendre visible l’invisible : entre expertise médico-psychologique et expertise collaborative, quelles voies pour mieux juger les conflits familiaux complexes ?
Introduction : la difficile quête de vérité dans les séparations à haut conflit
Lorsqu’on est avocat·e, juge ou professionnel·le engagé dans les séparations familiales conflictuelles, un constat s’impose : il est extrêmement difficile d’apporter au juge des éléments objectifs lui permettant d’évaluer la situation familiale avec justesse. Cette difficulté est d’autant plus criante lorsque les conflits s’enracinent dans des dynamiques de violence psychologique, d’aliénation ou de contrôle coercitif – des phénomènes insidieux, invisibles, et souvent imperceptibles aux outils traditionnels de la justice.
En France, la procédure repose sur la preuve. Or, dans un système accusatoire non inquisitoire, cette exigence de preuve pousse les parents à produire des attestations biaisées, voire à constituer eux-mêmes leurs propres « preuves » : enregistrements de conversations, vidéos captées sans consentement, photographies sorties de leur contexte… autant d’éléments qui, au lieu d’éclairer, exacerbent le conflit. Ces pratiques sont souvent illégales, mais traduisent un désespoir : celui de ne pas être entendu, ni soi, ni son enfant.
Parfois, même les avocat·e·s se retrouvent pris dans cette logique guerrière, pensant bien faire en « défendant » leur client avec zèle, quitte à alimenter le conflit plutôt qu’à le désamorcer. Dès lors, le juge, bien souvent, se trouve seul à devoir trancher à l’aveugle, sans outil suffisamment fiable ni pluridisciplinaire pour appréhender la complexité du lien familial abîmé.
Quels sont alors les outils à sa disposition ? Et surtout, quelles alternatives émergent dans d’autres pays pour offrir au juge une lecture plus nuancée, plus partagée, plus responsable ?
I. Enquête sociale et expertise médico-psychologique : des outils utiles mais limités
En France, deux principales mesures d’instruction permettent au juge aux affaires familiales de recueillir des éléments objectifs sur la situation : l’enquête sociale et l’expertise médico-psychologique ou psychiatrique. Ces outils restent essentiels, mais présentent des limites importantes, notamment en cas de conflits profonds ou de risques de rupture de lien parent-enfant.
L’enquête sociale
Elle vise à observer la situation matérielle et relationnelle des parents et à évaluer la capacité éducative de chacun. Le rapport fournit des éléments sur l’environnement de l’enfant, la qualité des interactions, les conditions de vie.
Atouts : prise en compte des conditions de vie concrètes, audition de l’enfant dans un cadre adapté, regard global sur la cellule familiale.
Limites : souvent brève (quelques entretiens), sujette aux manipulations narratives des parents, difficile à mettre en œuvre rapidement.
L’expertise médico-psychologique ou psychiatrique
Prévue à l’article 232 du Code de procédure civile, elle permet d’évaluer les aspects psychologiques ou psychiatriques des parents, des enfants, ou des relations qui les unissent. En pratique, elle s’est développée pour pallier le manque d’objectivation du conflit et explorer les dynamiques relationnelles profondes.
L’expertise médico-psychologique est censée éclairer le juge sans se substituer à lui. Elle vise à identifier les troubles de la parentalité, les éventuels troubles psychiques, ou les conflits de loyauté chez l’enfant. Toutefois, la mission confiée est parfois floue, les rapports très longs à obtenir, et les conclusions souvent critiquées pour leur caractère subjectif.
Atouts : expertise clinique, analyse de la dynamique familiale, capacité à diagnostiquer un syndrome d’aliénation parentale ou des troubles de l’attachement.
Limites : regard souvent pathologisant, long délai de traitement, impact judiciaire incertain, absence de suivi ou de travail sur la dynamique parentale.
Là où ces outils échouent à rétablir le lien ou à prévenir sa rupture, d’autres approches émergent, notamment en Belgique.
II. L’expertise collaborative : une approche belge innovante et transformatrice
En Belgique, face à l’impuissance des outils classiques à enrayer les ruptures du lien parental, un nouveau modèle a vu le jour : l’expertise axée sur la collaboration parentale, aussi appelée « expertise collaborative ».
Fondée par une équipe pluridisciplinaire (Van Dieren, De Hemptinne, Renchon), cette approche repose sur une conviction simple mais forte : la perte de lien ne se résout pas par le diagnostic seul, mais par la co-responsabilisation active des deux parents et la vigilance du juge.
Un processus encadré et progressif
L’expertise collaborative est une mission confiée à un binôme d’experts, souvent psychologue et pédopsychiatre, chargé non seulement d’évaluer, mais surtout d'accompagner les parents dans un processus de reprise du lien avec leur enfant. Le juge reste impliqué tout au long du processus, avec des audiences de suivi régulières, des rapports intermédiaires, et la possibilité de prendre des mesures incitatives (astreinte, changement de résidence, etc.).
Un changement de paradigme
Contrairement à l’expertise classique où les parents sont évalués, ici ils sont mis à l’épreuve : peuvent-ils faire preuve de collaboration ? Peuvent-ils poser des actes concrets pour soutenir le lien de l’enfant avec l’autre parent, même s’ils sont eux-mêmes en souffrance ?
L’expert devient alors un facilitateur de lien, et le juge, un gardien de la cohérence.
Une approche systémique et différenciée
Le processus ne repose pas sur un diagnostic d’aliénation parentale (souvent polémique), mais sur l’analyse du risque de perte de lien. Il tient compte des réalités émotionnelles, des postures manipulatoires éventuelles, et propose des ajustements progressifs, avec l’enfant, à son rythme.
III. Comparatif utile : expertise collaborative, médiation et coordination parentale
L’expertise collaborative ne se confond ni avec la médiation ni avec la coordination parentale, même si elle partage avec elles un objectif de pacification. Elle s’en distingue pourtant profondément sur plusieurs plans :
Médiation familiale
La médiation est un processus volontaire, confidentiel, où les parents cherchent ensemble une solution amiable à leur différend, avec l’aide d’un tiers neutre. Elle est précieuse mais peu adaptée en cas d’emprise, de manipulation ou de déséquilibre majeur.
Limite principale : elle suppose une volonté réelle de dialogue. Dans les cas d’aliénation ou de violence psychologique, elle est souvent instrumentalisée par le parent dominant.
Coordination parentale
Apparue plus récemment en France, cette démarche repose sur un professionnel neutre qui aide les parents à appliquer les décisions judiciaires, à réguler les conflits du quotidien, et à faire évoluer les modalités de la coparentalité dans un climat très tendu.
Limite principale : son cadre juridique reste flou, sa mise en œuvre hétérogène, et son coût pouvant être un frein
Expertise collaborative
Elle présente l’avantage d’être judiciaire, encadrée, temporaire mais transformante. Elle intègre la dynamique du conflit dans un processus de résolution supervisée, avec des effets contraignants, tout en laissant une chance à la restauration du lien parental.
Conclusion : une piste prometteuse pour la France ?
L’intégration de l’expertise collaborative dans notre arsenal judiciaire serait non seulement pertinente, mais plus simple à mettre en œuvre que la coordination parentale, encore en quête de légitimité juridique. Il suffirait d’élargir les missions confiées aux experts judiciaires, en formant un réseau d’experts habilités à exercer dans ce cadre spécifique.
En matière de droit de la famille, il ne suffit plus de diagnostiquer : il faut accompagner, inciter, transformer. L’expertise collaborative belge, en responsabilisant les parents et en réhabilitant le juge dans un rôle de supervision active, ouvre une voie nouvelle pour mieux protéger les enfants pris au piège de conflits qu’ils n’ont pas choisis.
🎙 Et pour aller plus loin, j’aurai le plaisir d’échanger mercredi 25 juin à 18h30 lors du prochain live “Familles en vrac” sur ce thème avec des invité·es engagé·es :
Marie-France Carlier, juge de la famille à Namur,
Véronique Schlekkens, avocate et médiatrice, experte dans ce type d’approche,
Charlotte Glorieux, avocate à Dinant, qui accompagne les familles dans leur chemin de reconstruction.
💬 Ensemble, nous explorerons cette pratique qui mériterait d’inspirer le droit français. Pouvons-nous imaginer une transposition ? Quels effets concrets dans les situations les plus délicates ? Quels rôles pour les juges, avocats, psys et médiateurs ?
👉 Ce live s’adresse aux professionnels de la justice familiale, aux parents concernés par une séparation complexe, et à toutes celles et ceux qui œuvrent pour le maintien du lien enfant-parent.
🎯 Parce qu’il est encore temps d’éviter le pire. Et qu’ensemble, on peut faire autrement.